« Les miroirs de Compostelle » Canicule et petits riens
4e de couverture :
L’été m’a réveillé. Il n’est que 06:40 et je transpire déjà.
Dans le journal que je feuillette au petit-déjeuner, la carte météo est illustrée par des soleils naïfs suant à grosses gouttes. 43° sont annoncés… et ils ont l’air de trouver ça drôle : 43° ! À l’ombre et sans bouger, c’est un supplice. Pour un marcheur, c’est une torture. Demain, c’est décidé, je me lève avant le jour.
[…]
Je ralentis.
Tout ralentit. Tout faiblit : mon allure, le fil de mes pensées, l’intensité de mes émotions.
C’est intenable, tant de chaleur.
À Marcilhac-sur-Célé, je m’arrête.
Il est 11:20. J’ai avancé de quinze kilomètres. Puis voilà.
Ne plus rien faire aujourd’hui. Attendre.
Attendre l’orage. Le vent du nord. La nuit ?…
Ou s’habituer.
Extrait :
La plupart des marcheurs choisissent Conques comme objectif final, parce que Le Puy – Conques, tout le monde le dit ici, c’est le plus beau. « Je continuerai l’an prochain, chaque année un petit bout », voilà ce que j’ai souvent entendu.
D’autres rêvent : « Un jour je ferai le chemin en entier. Mais quand je serai à la retraite. » C’est le genre de propos qui me dépasse. Si on veut vraiment quelque chose, il faut le réaliser tout de suite, pas dans quinze ans, sinon on se renfrogne, on étouffe, on s’aigrit. Quand j’entends « Je le ferai à la retraite », ça me consterne.
Et il y a ceux qui s’acharnent, comme ce vieux barbu dégarni que je côtoie quelques minutes. Il va à Compostelle pour la cinquième fois et parle à qui veut l’entendre de ses multiples pèlerinages. Il se fiche de son interlocuteur, il parle. Il connaît tout du chemin : son tracé, ses variantes, son histoire, sa fréquentation, ses auberges, ses paysages, sa dénivellation et la suite du parcours bien sûr : « On approche de Decazeville, dit-il de sa voix rocailleuse. C’est une ancienne ville minière. Il n’y a rien à voir. Le chemin y passe, mais faut pas y aller, hein ! Il y a une patte d’oie plus loin. Faudra prendre à droite à cet endroit. Elle est pas évidente à repérer, je me souviens, c’est avant la descente. Faut pas la louper, hein. C’est un raccourci pour aller direct sur Livinhac. Vraiment, Decazeville ça vaut pas la peine, hein ! Faut pas passer à Decazeville. Ça n’a aucun intérêt, Decazeville. » C’est bon, j’ai compris. Je le laisse à son soliloque. De toute façon il a déjà alpagué d’autres pèlerins pour leur raconter la même histoire. J’atteins la patte d’oie et file tout droit. Ce n’est pas un vieux barbu qui va me dicter où aller !
Je constate que Decazeville, avec ses panneaux À vendre et À louer, ses routes mal embouchées, ses alcooliques errants et ses maisons grises, c’est triste, c’est très triste. Mais voilà, cela fait partie du chemin.
De l’autre côté de la colline : Livinhac-le-Haut. Ni laid, ni moche. Mais comme c’est situé 24 kilomètres après Conques, une distance idéale pour une journée de marche, les pèlerins s’y retrouvent.
L’accueil est jovial à la réception du gîte communal. Des enfants chahutent derrière le comptoir pendant que leur maman tamponne les crédenciales. L’oncle et les cousins débarquent en rigolant. Ici, l’accueil des pèlerins, c’est un peu la fête. Au bar, la tenancière et son mari, ainsi que les habitués, tous sont de belle humeur également. Je pars dîner avec Bobby, un boute-en-train qui s’est installé dans le même dortoir que moi.
Au restaurant, la voisine de table nous écoute et rit en saccades communicatives à chacune de ses histoires. Elle s’appelle Sophie, c’est une pèlerine de mon âge, les cheveux noués en queue-de-cheval avec des mèches brunes qui volètent, un air timide qui fait son charme et un rire inégalable de générosité. Nous rapprochons nos tables, le patron du restaurant apprécie et, bougre de gentillesse, nous sert double ration de canard, offre encore le digestif afin de nous éviter de repartir sous l’orage. Dehors sous l’auvent, des chats mouillés viennent ronronner à nos pieds et des chauves-souris dégringolent de la charpente avant de nous offrir un ballet aérien. C’est un soir d’été comme on les aime, à Livinhac aussi.